Les métiers disparus
A
la mémoire du « Grand Monsieur » Félix Monteil
Directeur
de l'Inspection en 1960
Je
suis un IBMeur retraité et généalogiste et j'ai écrit, pour la revue
de mon Club Haut-Marnais, un article sur les "Métiers
disparus". Je n'y évoquais pas les métiers d'antan, mais un
métier d'hier, et déjà disparu, le mien, celui que j'ai exercé au sein de la Division Inspection IBM France de 1960 à 1994. Ce fut une
aventure extraordinaire, commencée avec la mécanographie et achevée
prématurément par un plan de pré-retraite FNE en 1994.
Je
vous livre cet article tel quel en espérant que d'anciens collègues
inspecteurs (des CE's, des Customer's Engineers) le liront et se
rappelleront de bons souvenirs...
Le sac d'outillage IBM 1962
C'est
en rangeant mon modeste atelier de bricolage, délaissé pour cause
d'occupations d'été, de négligence, d'un zeste de paresse aussi,
et surtout de cette fichue époque où les mamies et papies "n'ont
plus une minute à eux", que j'ai retrouvé mon vieux "sac
à clous" d'IBM, du meilleur cuir et de belle facture, presque
neuf.
Chaque
nouvel Inspecteur (c'était le titre des embauchés au Service
Inspection, consacré à l'entretien et au dépannage du matériel
mécanographique* en Clientèle), se voit toujours doté, en 1960,
d'un outillage de "qualité chirurgicale" spécialisé,
pour l'exercice de son métier "d'électromécano" (en fait
c'est la fonction réelle de l'inspecteur)
qui, s'il s'exécute en costume trois pièces-cravate, protégé par
une blouse blanche lorsque le technicien est à pied d'œuvre, est
néanmoins un travail où il faut mettre les mains dans le cambouis.!
J'y
retrouve donc: mon marteau (le Darracq), des chasse-goupilles, des
pinces diverses, des forets, des alésoirs, des tarauds, des clés
"hexa" et Allen (mesures américaines bien sûr), plates et
à molette, des tournevis, une burette, une pompe à graisse, etc...
que je saisis avec une ombre d'émotion au fil de cet inventaire
improvisé.
La
partie électro (pour électrique) du métier est réduite à
l'essentiel: transformateurs, moteurs triphasés, électroaimants
(pour transformer l'impulsion électrique en mouvement),
condensateurs, relais, fusibles... Mon vieux "Métrix" **
est là pour me le rappeler... Les machines.? C'est du solide, du
costaud. Nos fonderies tournent encore à plein régime, la fonte est
de qualité, les mécaniques sont résistantes, "taillées pour
la course" (elles ont encore des pieds Louis XV pour
certaines.!). C'est de la belle mécanique, robuste et faite pour
durer. Et c'est un beau et noble métier.
...je
continue de vider mon sac. Tiens, des outils spéciaux (très peu de
gens seraient capables de leur donner une fonction, ni même de les
identifier), mes 2 sondes d'oscilloscope*** et leurs embouts bien
rangés dans une petite boîte de plastique transparent...
La jauge GO-NOGO
...et
puis, dans une petite case de ma trousse à clés (en cuir), bien
rangé, un minuscule petit parallélépipède d'acier chromé,
encore étincelant: ma jauge go-nogo. Charabia.? Non pas. Voyons
d'abord comment ce modeste outil m'a conduit à vous faire partager
ma nostalgie pour le passé proche qu'il représente (qui se trouve
toutefois déjà au Musée.!).
Je
suis allé visiter en 2009 avec un de mes petits-fils le Musée de
l'Informatique à la Grande Arche de la Défense à Paris, Musée qui
a le bon goût historique de s'ouvrir sur l'aventure de la
Mécanographie*. Période 1920-1950. Je ne serai pas aussi tranché.
J'ai appris et exercé ce métier de 1958 à 1967: la mécanographie
avait encore de beaux jours devant elle.!
Mais
bon, qu'est-ce donc que la Mécanographie à la fin ?
Le Larousse est clair: "Utilisation de machines qui traitaient mécaniquement des cartes perforées". Bien. Mais encore.?.
Le Larousse est clair: "Utilisation de machines qui traitaient mécaniquement des cartes perforées". Bien. Mais encore.?.
Il
s'est avéré un jour nécessaire en effet, dans les Etats confrontés
aux problèmes de recensement de population, ou d'élections, de
traiter mécaniquement des données statistiques (mais pas seulement
par la suite) énormes et redondantes, "de masse" disons,
numériques et alphabétiques (noms, prénoms, âges, qualités,
fonctions, etc...).
Le
choix du support devait se porter sur la carte perforable, mince
rectangle de carton fragile de 187,5mm de longueur par 83mm de
largeur, aux coins arrondis (sauf le coin en haut à gauche, qui lui
est coupé), carte emblématique de ces années qui vont préfigurer
l'ère moderne et très proche des futurs ordinateurs grand public
qui commencent à entrer sur le marché dès les années 1960, et de
l'Informatique future.
Il
est permis de faire un rapprochement avec la "fiche" du
généalogiste.
Cette
carte mécanographique est divisée en 12 rangées horizontales (12,
11, 0, 1....9, de haut en bas) et comporte 80 colonnes. Une colonne
enregistrera UNE seule donnée, un octet (lettre, chiffre ou
caractère spécial), ce qui donnera 80 octets par carte. Une modeste
clé USB de 500 mégaoctets contient la valeur de 2.500 tiroirs de
cartes.! Amusez-vous à faire le calcul.! Et trouvez la place où les
ranger.!
C'est
vertigineux. Ceci est un jeu, qui nous éloigne un peu de notre jauge
go-nogo, mais pas tant que ça. On finit toujours par retomber sur
ses pieds.!
La carte IBM
Dans
notre carte perforable il va falloir faire... des trous.! Avec une
machine, telle celle qui accueille le visiteur du haut
de
son présentoir au Musée: la "011" d'IBM, pas moins, un
perfectionnement électrique de la "001" (entièrement
mécanique). Une vieille connaissance; 40 ans que je ne l'avais pas
vue.! Un emblème tel, qu' IBM récupérait, reconditionnait et
dorait (presque) à l'or fin la "001" pour l'offrir aux
meilleurs clients à l'avènement des premiers ordinateurs, en
souvenir du bon vieux temps.! Et elle trônait dans le bureau du PDG
ou au moins dans celui du Directeur du Service Informatique.
Mais
rappelons nous: une colonne = un caractère (un "octet"
moderne), soit un chiffre de 0 à 9, soit un caractère alphabétique.
Pour s'y retrouver, un code très simple combine les rangs 12, 11, 0
avec les chiffres de 0 à 9
1
|
2
|
3
|
4
|
5
|
6
|
7
|
8
|
9
|
|
12
|
A
|
B
|
C
|
D
|
E
|
F
|
G
|
H
|
I |
11
|
J
|
K
|
L
|
M
|
N
|
O
|
P
|
Q
|
R |
0
|
S
|
T
|
U
|
V
|
W
|
X
|
Y
|
Z |
L'opératrice
de la 011 qui souhaitera enregistrer sur la carte "AOUT2009"
frappera sur son clavier: A O U T 2 0 0 9.
La
machine perforera: 12
et 1
dans la colonne 1 (par ex) de la carte, puis 11
et 6
col 2, puis 0
et 4
col 3, puis 0
et 3
col 4, puis 2,
0, 0 et 9
dans les col 5 à 8.
2
trous par colonne (12 et 1 pour A, 11 et 6 pour O...) ou un seul trou
(2 pour le chiffre 2, 0 pour le zéro...) représentent le
"caractère" qui sera traité ultérieurement par les
machines.
L'essentiel
est de disposer de la précieuse information élémentaire que
d'autres machines mécanographiques vont pouvoir traiter à des fins
de calculs, traitements administratifs, statistiques et autres. Les
possibilités iront grandissant.
Alors
le client disposera de perforatrices,
vérificatrices, traductrices, trieuses, interclasseuses,
calculatrices, tabulatrices,
chacune spécialisée dans sa fonction, et qui tritureront nos
pauvres et fragiles cartes de mince carton dans tous les sens pour en
extraire les informations et les traiter selon ses besoins.
Notons
au passage qu'à chaque machine correspond pratiquement un métier
en clientèle.! Qui
disparaîtra avec la carte. Notons aussi qu'une « programmation »
sommaire permet de passer commande à certaines machines de
fonctionnalités souhaitées par l'utilisateur. On « câble »
un tableau de connexions avec des fiches (comme sur les centraux
téléphoniques) pour exécuter les fonctions mathématiques de base
et la gestion comptable souhaitée .
Elles
auront toutes en commun un magasin d'alimentation vertical duquel
partiront les cartes une
à une,
grâce à deux couteaux d'alimentation présents sur toutes les
machines mécanographiques, un dispositif ingénieux mais fragile qui
doit fournir une carte à la fois, mais surtout
pas deux.!
Il
faut réaliser que nous avons à faire à des cartes très fragiles,
très minces (1,8/10e de mm), et que ces machines, au regard de ce
carton délicat, sont des assemblages de mécaniques complexes
et...agressifs.! Je ne suis pas sûr que vous puissiez réaliser que
la mécanographie a réussi à atteindre des prodiges de
fonctionnement mécanique en ces années 1960-70. Une trieuse
alimentait plus de 1.200 cartes à la minute.! Lorsqu'un bourrage se
produisait, suite à un incident d'aiguillage des cartes dans l'unité
de traitement de la machine, c'était l'apothéose, et la bénédiction
du client assurée.! Des dizaines de cartes détruites et la machine
à reconditionner le plus souvent.! Déjà à cette époque il y
avait intérêt à faire des sauvegardes.
Et
c'est là que ma petite jauge de rien du tout joue son rôle de
premier ordre.
Des couteaux alimentant 2 cartes à la fois et c'était la
catastrophe à tous les coups. Alors, grâce à elle, les couteaux se
réglaient très finement et le technicien avait ainsi la possibilité
de garantir qu'une carte passerait (go) mais jamais deux (nogo). Et
on ne badinait pas avec ça croyez moi. Trop lourd de conséquences.!
Voilà
dans quels souvenirs nostalgiques m'ont plongé ces quelques grammes
d'acier chromé.
L'oubli
Entre
1960 et 1970, je pense que tous les clients ou presque sont passés à
l'ordinateur, même les plus récalcitrants. L'offre de l'ordinateur
360 (comme 360°) ouvre des opportunités d'évolution et de
compatibilité fantastiques qui séduiront petits et gros clients. Et
puis nos "Commerciaux" sont motivés, et connaissent les
arguments convaincants pour forcer le Progrès à entrer dans les
Entreprises, à IBM comme ailleurs.
La
Mécanographie allait s'éteindre de sa belle mort et la carte
perforée (vierge ou non) finir au Musée, ou comme signet dans les
pages des livres, ou encore, ce qui est plus indigne, comme cale sous
les pieds des meubles bancals.
C'est
ainsi. La mécanique a disparu de l'horizon du métier de
l'Inspecteur et je ne pense pas qu'il ait eu à le regretter. Il a
remisé sa blouse blanche au vestiaire, mais a dû garder le costume
3 pièces-cravate.
Et
il s'est adapté à l'Informatique...
Avec
toujours sa devise: IBM = SERVICE
J'espère
que ce récit ne vous a pas ennuyé. IBM a été cela aussi dans ces
années-là, avant de vivre l' Ere prodigieuse des ordinateurs et des
grandes aventures dont la technologie et la miniaturisation ont
permis l'avènement.
Je
n'ai pas fait une longue carrière en mécanographie. Arrivé en
secteur en 1962 après l'Algérie (le Service armé) je serai affecté
à Paris-Nord en juin 1963 après une formation à Vincennes à la
DP110 (certains se reconnaîtront)...
Le
secteur s'étend à la banlieue mais l'équipe est soudée, les
aînés très attentifs et les « superviseurs » très
disponibles.
Je
bénéficie souvent de déplacements en voiture (certains inspecteurs
utilisaient la leur, par nécessité) et c'est ainsi qu'en nous
rendant chez Kleber-Colombes un certain 22 ….. 1963 nous
apprendrons, Bernard Le Ny et moi, l'assassinat de John Kennedy à
Dallas. Gros moment d'intense émotion dans la Ford de Bernard. Notre
vie était aussi faite de ces moments de partage. Je ne suis jamais
resté « planté » le soir tard à une lointaine station
de bus de banlieue-Nord ou dans une gare. Il y avait toujours un
collègue en voiture qui me rapatriait à la Porte de Clignancourt ou
à la gare de Bois-Colombes d'où je rejoignais la gare St Lazare
(Merci Molly, merci Manu...).
En
1967 je suis choisi pour aller suivre une formation sur le 360 modèle
30, puis sur le modèle 50 (mon chouchou). Une grande banque s'est
équipée de 5 des premiers et de 3 des seconds. Des salles
informatiques gigantesques, bien loin des salles de « perfos »
et « vérifs » de la Sécurité Sociale où travaillaient
pourtant plus de 120 jeunes femmes.!
C'est
là que j'ai pris fonction de responsable de ce matériel pour une
période de près de 10 ans, avec une dizaine de « copains »
avant de passer au 370-3145 et d'évoluer vers d'autres horizons, ce
qu'IBM rendait toujours possible.
J'ai
lu des témoignages sur le site du centenaire, vu des vidéos. Je
suis surpris d'y voir des retraités de tous horizons (chercheurs,
informaticiens, cadres...) évoquer avec autant d'émotion les années
passées à IBM et leur reconnaissance pour une Entreprise qui leur a
permis de réaliser leurs rêves et de se réaliser eux-mêmes.
Et,
voulez-vous savoir.? Il n'en faudrait guère plus pour que mes yeux
s'embuent au souvenir de toute cette camaraderie et de ce travail
passionnant qui fut un large pan de ma vie professionnelle.
Lexique
*
Mécanographie : utilisation de la carte perforée pour l'exécution
de calculs comptables automatisés
**
Métrix : appareil de mesures électriques (résistance, voltage,
intensité)
***
Oscilloscope : appareil électronique de mesures à écran cathodique
Emouvant et tellement "vrai".
RépondreSupprimercet article émane d'un amoureux de son métier et mérite attention .
J'ai connu ce bon vieux temps (y compris ""Monsieur"" Monteil) belle époque où les inspecteurs faisaient 'FIS' avec de bon vieux 'RAX' pour parfaire à leur formation et rechercher des cas de panne déjà décelées ailleurs. Merci de m'avoir remémoré quelques instants une jeunesse trop vite passée.
RépondreSupprimerAlbert Maunier