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vendredi 14 mars 2014

Témoignage d'IBMer : Gérard Mauffré

Les métiers disparus

A la mémoire du « Grand Monsieur » Félix Monteil
Directeur de l'Inspection en 1960


Je suis un IBMeur retraité et généalogiste et j'ai écrit, pour la revue de mon Club Haut-Marnais, un article sur les "Métiers disparus". Je n'y évoquais pas les métiers d'antan, mais un métier d'hier, et déjà disparu, le mien, celui que j'ai exercé au sein de la Division Inspection IBM France de 1960 à 1994. Ce fut une aventure extraordinaire, commencée avec la mécanographie et achevée prématurément par un plan de pré-retraite FNE en 1994.  
 Je vous livre cet article tel quel en espérant que d'anciens collègues inspecteurs (des CE's, des Customer's Engineers) le liront et se rappelleront de bons souvenirs...

Le sac d'outillage IBM 1962 
C'est en rangeant mon modeste atelier de bricolage, délaissé pour cause d'occupations d'été, de négligence, d'un zeste de paresse aussi, et surtout de cette fichue époque où les mamies et papies "n'ont plus une minute à eux", que j'ai retrouvé mon vieux "sac à clous" d'IBM, du meilleur cuir et de belle facture, presque neuf.
Chaque nouvel Inspecteur (c'était le titre des embauchés au Service Inspection, consacré à l'entretien et au dépannage du matériel mécanographique* en Clientèle), se voit toujours doté, en 1960, d'un outillage de "qualité chirurgicale" spécialisé, pour l'exercice de son métier "d'électromécano" (en fait c'est la fonction réelle de l'inspecteur) qui, s'il s'exécute en costume trois pièces-cravate, protégé par une blouse blanche lorsque le technicien est à pied d'œuvre, est néanmoins un travail où il faut mettre les mains dans le cambouis.!

J'y retrouve donc: mon marteau (le Darracq), des chasse-goupilles, des pinces diverses, des forets, des alésoirs, des tarauds, des clés "hexa" et Allen (mesures américaines bien sûr), plates et à molette, des tournevis, une burette, une pompe à graisse, etc... que je saisis avec une ombre d'émotion au fil de cet inventaire improvisé.
La partie électro (pour électrique) du métier est réduite à l'essentiel: transformateurs, moteurs triphasés, électroaimants (pour transformer l'impulsion électrique en mouvement), condensateurs, relais, fusibles... Mon vieux "Métrix" ** est là pour me le rappeler... Les machines.? C'est du solide, du costaud. Nos fonderies tournent encore à plein régime, la fonte est de qualité, les mécaniques sont résistantes, "taillées pour la course" (elles ont encore des pieds Louis XV pour certaines.!). C'est de la belle mécanique, robuste et faite pour durer. Et c'est un beau et noble métier.

...je continue de vider mon sac. Tiens, des outils spéciaux (très peu de gens seraient capables de leur donner une fonction, ni même de les identifier), mes 2 sondes d'oscilloscope*** et leurs embouts bien rangés dans une petite boîte de plastique transparent... 

La jauge GO-NOGO
...et puis, dans une petite case de ma trousse à clés (en cuir), bien rangé, un minuscule petit parallélépipède d'acier chromé, encore étincelant: ma jauge go-nogo. Charabia.? Non pas. Voyons d'abord comment ce modeste outil m'a conduit à vous faire partager ma nostalgie pour le passé proche qu'il représente (qui se trouve toutefois déjà au Musée.!).

Je suis allé visiter en 2009 avec un de mes petits-fils le Musée de l'Informatique à la Grande Arche de la Défense à Paris, Musée qui a le bon goût historique de s'ouvrir sur l'aventure de la Mécanographie*. Période 1920-1950. Je ne serai pas aussi tranché. J'ai appris et exercé ce métier de 1958 à 1967: la mécanographie avait encore de beaux jours devant elle.!
Mais bon, qu'est-ce donc que la Mécanographie à la fin ? 
Le Larousse est clair: "Utilisation de machines qui traitaient mécaniquement des cartes perforées". Bien. Mais encore.?.

Il s'est avéré un jour nécessaire en effet, dans les Etats confrontés aux problèmes de recensement de population, ou d'élections, de traiter mécaniquement des données statistiques (mais pas seulement par la suite) énormes et redondantes, "de masse" disons, numériques et alphabétiques (noms, prénoms, âges, qualités, fonctions, etc...).

Le choix du support devait se porter sur la carte perforable, mince rectangle de carton fragile de 187,5mm de longueur par 83mm de largeur, aux coins arrondis (sauf le coin en haut à gauche, qui lui est coupé), carte emblématique de ces années qui vont préfigurer l'ère moderne et très proche des futurs ordinateurs grand public qui commencent à entrer sur le marché dès les années 1960, et de l'Informatique future.

Il est permis de faire un rapprochement avec la "fiche" du généalogiste.

  Cette carte mécanographique est divisée en 12 rangées horizontales (12, 11, 0, 1....9, de haut en bas) et comporte 80 colonnes. Une colonne enregistrera UNE seule donnée, un octet (lettre, chiffre ou caractère spécial), ce qui donnera 80 octets par carte. Une modeste clé USB de 500 mégaoctets contient la valeur de 2.500 tiroirs de cartes.! Amusez-vous à faire le calcul.! Et trouvez la place où les ranger.!

C'est vertigineux. Ceci est un jeu, qui nous éloigne un peu de notre jauge go-nogo, mais pas tant que ça. On finit toujours par retomber sur ses pieds.!

 La carte IBM
Dans notre carte perforable il va falloir faire... des trous.! Avec une machine, telle celle qui accueille le visiteur du haut
de son présentoir au Musée: la "011" d'IBM, pas moins, un perfectionnement électrique de la "001" (entièrement mécanique). Une vieille connaissance; 40 ans que je ne l'avais pas vue.! Un emblème tel, qu' IBM récupérait, reconditionnait et dorait (presque) à l'or fin la "001" pour l'offrir aux meilleurs clients à l'avènement des premiers ordinateurs, en souvenir du bon vieux temps.! Et elle trônait dans le bureau du PDG ou au moins dans celui du Directeur du Service Informatique.

Mais rappelons nous: une colonne = un caractère (un "octet" moderne), soit un chiffre de 0 à 9, soit un caractère alphabétique. Pour s'y retrouver, un code très simple combine les rangs 12, 11, 0 avec les chiffres de 0 à 9

1
2
3
4
5
6
7
8
9
12
A
B
C
D
E
F
G
H
I
11
J
K
L
M
N
O
P
Q
R
0

S
T
U
V
W
X
Y
Z


L'opératrice de la 011 qui souhaitera enregistrer sur la carte "AOUT2009" frappera sur son clavier: A O U T 2 0 0 9. 
La machine perforera: 12 et 1 dans la colonne 1 (par ex) de la carte, puis 11 et 6 col 2, puis 0 et 4 col 3, puis 0 et 3 col 4, puis 2, 0, 0 et 9 dans les col 5 à 8.

2 trous par colonne (12 et 1 pour A, 11 et 6 pour O...) ou un seul trou (2 pour le chiffre 2, 0 pour le zéro...) représentent le "caractère" qui sera traité ultérieurement par les machines.
L'essentiel est de disposer de la précieuse information élémentaire que d'autres machines mécanographiques vont pouvoir traiter à des fins de calculs, traitements administratifs, statistiques et autres. Les possibilités iront grandissant.

Alors le client disposera de perforatrices, vérificatrices, traductrices, trieuses, interclasseuses, calculatrices, tabulatrices, chacune spécialisée dans sa fonction, et qui tritureront nos pauvres et fragiles cartes de mince carton dans tous les sens pour en extraire les informations et les traiter selon ses besoins.
Notons au passage qu'à chaque machine correspond pratiquement un métier en clientèle.! Qui disparaîtra avec la carte. Notons aussi qu'une « programmation » sommaire permet de passer commande à certaines machines de fonctionnalités souhaitées par l'utilisateur. On « câble » un tableau de connexions avec des fiches (comme sur les centraux téléphoniques) pour exécuter les fonctions mathématiques de base et la gestion comptable souhaitée .

Elles auront toutes en commun un magasin d'alimentation vertical duquel partiront les cartes une à une, grâce à deux couteaux d'alimentation présents sur toutes les machines mécanographiques, un dispositif ingénieux mais fragile qui doit fournir une carte à la fois, mais surtout pas deux.!
Il faut réaliser que nous avons à faire à des cartes très fragiles, très minces (1,8/10e de mm), et que ces machines, au regard de ce carton délicat, sont des assemblages de mécaniques complexes et...agressifs.! Je ne suis pas sûr que vous puissiez réaliser que la mécanographie a réussi à atteindre des prodiges de fonctionnement mécanique en ces années 1960-70. Une trieuse alimentait plus de 1.200 cartes à la minute.! Lorsqu'un bourrage se produisait, suite à un incident d'aiguillage des cartes dans l'unité de traitement de la machine, c'était l'apothéose, et la bénédiction du client assurée.! Des dizaines de cartes détruites et la machine à reconditionner le plus souvent.! Déjà à cette époque il y avait intérêt à faire des sauvegardes.

Et c'est là que ma petite jauge de rien du tout joue son rôle de premier ordre. Des couteaux alimentant 2 cartes à la fois et c'était la catastrophe à tous les coups. Alors, grâce à elle, les couteaux se réglaient très finement et le technicien avait ainsi la possibilité de garantir qu'une carte passerait (go) mais jamais deux (nogo). Et on ne badinait pas avec ça croyez moi. Trop lourd de conséquences.!

Voilà dans quels souvenirs nostalgiques m'ont plongé ces quelques grammes d'acier chromé.

L'oubli
Entre 1960 et 1970, je pense que tous les clients ou presque sont passés à l'ordinateur, même les plus récalcitrants. L'offre de l'ordinateur 360 (comme 360°) ouvre des opportunités d'évolution et de compatibilité fantastiques qui séduiront petits et gros clients. Et puis nos "Commerciaux" sont motivés, et connaissent les arguments convaincants pour forcer le Progrès à entrer dans les Entreprises, à IBM comme ailleurs.
La Mécanographie allait s'éteindre de sa belle mort et la carte perforée (vierge ou non) finir au Musée, ou comme signet dans les pages des livres, ou encore, ce qui est plus indigne, comme cale sous les pieds des meubles bancals.
C'est ainsi. La mécanique a disparu de l'horizon du métier de l'Inspecteur et je ne pense pas qu'il ait eu à le regretter. Il a remisé sa blouse blanche au vestiaire, mais a dû garder le costume 3 pièces-cravate.
Et il s'est adapté à l'Informatique...

Avec toujours sa devise: IBM = SERVICE
 
J'espère que ce récit ne vous a pas ennuyé. IBM a été cela aussi dans ces années-là, avant de vivre l' Ere prodigieuse des ordinateurs et des grandes aventures dont la technologie et la miniaturisation ont permis l'avènement.
Je n'ai pas fait une longue carrière en mécanographie. Arrivé en secteur en 1962 après l'Algérie (le Service armé) je serai affecté à Paris-Nord en juin 1963 après une formation à Vincennes à la DP110 (certains se reconnaîtront)...
Le secteur s'étend à la banlieue mais l'équipe est soudée, les aînés très attentifs et les « superviseurs » très disponibles.
Je bénéficie souvent de déplacements en voiture (certains inspecteurs utilisaient la leur, par nécessité) et c'est ainsi qu'en nous rendant chez Kleber-Colombes un certain 22 ….. 1963 nous apprendrons, Bernard Le Ny et moi, l'assassinat de John Kennedy à Dallas. Gros moment d'intense émotion dans la Ford de Bernard. Notre vie était aussi faite de ces moments de partage. Je ne suis jamais resté « planté » le soir tard à une lointaine station de bus de banlieue-Nord ou dans une gare. Il y avait toujours un collègue en voiture qui me rapatriait à la Porte de Clignancourt ou à la gare de Bois-Colombes d'où je rejoignais la gare St Lazare (Merci Molly, merci Manu...).
En 1967 je suis choisi pour aller suivre une formation sur le 360 modèle 30, puis sur le modèle 50 (mon chouchou). Une grande banque s'est équipée de 5 des premiers et de 3 des seconds. Des salles informatiques gigantesques, bien loin des salles de « perfos » et « vérifs » de la Sécurité Sociale où travaillaient pourtant plus de 120 jeunes femmes.!
C'est là que j'ai pris fonction de responsable de ce matériel pour une période de près de 10 ans, avec une dizaine de « copains » avant de passer au 370-3145 et d'évoluer vers d'autres horizons, ce qu'IBM rendait toujours possible.

J'ai lu des témoignages sur le site du centenaire, vu des vidéos. Je suis surpris d'y voir des retraités de tous horizons (chercheurs, informaticiens, cadres...) évoquer avec autant d'émotion les années passées à IBM et leur reconnaissance pour une Entreprise qui leur a permis de réaliser leurs rêves et de se réaliser eux-mêmes.

Et, voulez-vous savoir.? Il n'en faudrait guère plus pour que mes yeux s'embuent au souvenir de toute cette camaraderie et de ce travail passionnant qui fut un large pan de ma vie professionnelle.

 Lexique 
* Mécanographie : utilisation de la carte perforée pour l'exécution de calculs comptables automatisés
** Métrix : appareil de mesures électriques (résistance, voltage, intensité)
*** Oscilloscope : appareil électronique de mesures à écran cathodique

2 commentaires:

  1. Emouvant et tellement "vrai".
    cet article émane d'un amoureux de son métier et mérite attention .

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  2. J'ai connu ce bon vieux temps (y compris ""Monsieur"" Monteil) belle époque où les inspecteurs faisaient 'FIS' avec de bon vieux 'RAX' pour parfaire à leur formation et rechercher des cas de panne déjà décelées ailleurs. Merci de m'avoir remémoré quelques instants une jeunesse trop vite passée.
    Albert Maunier

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